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II. Des conditions librement appréciées par le juge du fond
53. Les conditions de la légitime défense de par leur sévérité ne sont pas faciles à observer par l’agent pénal. Pour cette même raison, leur appréciation par le juge n’est pas chose aisée. Mais la particularité dans l’appréciation de ces conditions est la trop grande marge de manœuvre des juges du fond. Parce qu’aucune des conditions de la légitime défense n’a été définie par le législateur, le juge du fond dispose à cet effet d’un pouvoir discrétionnaire (A) qui est à l’origine de solutions contestables (B).
A. L’existence d’un pouvoir discrétionnaire du juge du fond
54. Le pouvoir d’appréciation des conditions de la légitime défense par le juge du fond est très important (ce pouvoir est très considérable dès lors que c’est aux juges de fond que sont présentés les faits ; néanmoins, le juge de droit peut être amené à en connaître si leur confrontation avec les conditions de la légitime défense conduit à une violation de la loi pénale). Toutefois, il est quasiment absolu en ce qui concerne la condition de proportionnalité. La raison est que l’appréciation de cette condition de la légitime défense est une question de fait (la question de fait est définie comme celle « relative à la constatation d’un fait (…) ou assimilée à celle-ci (…) mais non à la qualification du fait ou à la recherche et à l’interprétation de la règle de droit applicable », Cornu G., Vocabulaire juridique, op. cit., p. 400), d’espèce en l’absence d’indication générale (1) ; d’où un pouvoir de contrôle restreint du juge du droit (2).
1. En raison d’une appréciation factuelle par le juge du fond
55. Le Code pénal sénégalais et celui français ont posé les conditions d’existence de la légitime défense. Pour bénéficier par conséquent de ce fait justificatif, il faut la réunion des conditions préétablies. C’est cette exigence que le juge doit vérifier. Mais, il y a un préalable à cette constatation. Le juge doit confronter les faits de l’espèce aux règles juridiques afin de voir si chaque condition exigée est réalisée. Ainsi, tel qu’il résulte du déroulement des faits constitutifs d’agression et de défense, l’existence de chaque condition doit être établie (v. Pradel J. et Varinard A., Les grands arrêts du droit pénal général, Paris, Dalloz, 2007, 6e éd., p. 295, comm. sur Cass. crim., 21 nov. 1961, Devaud, p. 293).
56. Il appartient à celui qui invoque le bénéfice de la légitime défense de prouver cet état par la convocation et la preuve de ses conditions. Du côté opposé, c’est tout le contraire que cherche à établir l’accusation incarnée par le ministère public ; ce dernier doit démontrer donc que les faits tels que présentés ne révèlent pas l’existence d’une agression ou bien que l’agression n’est pas actuelle ou injuste. Au milieu de ces deux arguments, se tient "l’arbitre", le juge qui en définitive doit décider si les conditions de la légitime défense sont réunies. Pour ce faire, il va par exemple partir du fait que la proportionnalité s’entend d’un acte mesuré, à la hauteur de l’attaque et qu’en l’espèce une femme adulte qui s’est défendue en ayant recours à une bombe asphyxiante contre ses deux assaillants, des hommes robustes, est bien dans son droit d’invoquer la légitime défense (comme il peut décider du contraire, la proportionnalité, dans cet exemple, étant en cause. Des décisions incompréhensibles peuvent en résulter : Cass. crim., 21 nov. 1961, D. 1962, p. 226 (coups de bouteille jugés excessifs en réponse à un étranglement) ; CA Paris, 12 oct. 1999, Dr. pén. 2000, obs. Véron (coups de bâton considérés démesurés face à une agression au gaz lacrymogène). Il va ainsi procéder de la sorte pour toutes les conditions de la légitime défense. Concernant l’actualité de la défense, le juge peut la considérer comme défaillante après avoir retenu des témoignages recueillis que l’agresseur avait trouvé refuge dans une petite ruelle avant que la victime ne l’y surprenne avec une arme (v. CA Paris, 13 mai 1983, Juris-Data n° 024637 : le mari de la victime avait poursuivi l’agresseur jusque dans son appartement).
57. Il n’y a pas dans l’appréciation de ce fait justificatif, surtout en ce qui concerne la condition de proportionnalité, des directives qui suggèrent au juge la méthode à suivre. Chaque cas est particulier même si une infraction identique peut en être la cause et même si les réactions sont similaires ; la raison est que les circonstances ayant entouré la situation diffèrent d’un cas à un autre. Aussi, une infraction d’homicide volontaire peut être une réponse à des coups volontaires, des coups involontaires voire une agression contre les biens (toutefois, dans le cas d’une agression contre les biens, l’auteur de la riposte par homicide involontaire ne sera pas exonéré, la condition de proportionnalité étant absente).
58. Le juge du fond a un rôle prépondérant car il n’est tenu par aucun précédent jurisprudentiel (même si les juges de fond peuvent s’inspirer les uns des autres il n’y a pas d’obligation de suivre le précédent jurisprudentiel, si ce n’est par rapport à la juridiction de droit. Et même pour cette juridiction, toutes ses décisions ne sont pas dotées de force obligatoire ; v. Bach L., Droit civil, tome 1, Paris, Sirey, 1998, 13e éd., p. 61 : « L’autorité de fait du précédent ne saurait être niée…on ne saurait l’obliger à juger comme le font habituellement les autres tribunaux. Mais, en fait, lorsqu’un tribunal est saisi d’une question de droit difficile alors qu’il a déjà été rendu sur cette question un jugement dans un sens déterminé, il est naturel qu’il statue dans ce sens ») en matière d’établissement des conditions de la légitime défense. Seuls les faits présentés à son attention et la force d’argumentation juridique qui les accompagne ont le pouvoir d’emporter sa conviction. Il n’est pas exagéré d’affirmer qu’en ce domaine son pouvoir d’appréciation est absolu ; la preuve est qu’il a la possibilité, face à deux situations similaires, de retenir pour l’une l’existence d’une légitime défense et de la rejeter pour l’autre (v. infra n° 71). Des différences minimes peuvent justifier ce traitement inégalitaire, comme par exemple la tombée de la nuit, l’âge de la victime, l’état psychologique de l’agressé, voire celui de l’agresseur (l’état dangereux, comme par exemple de récidive, de l’agresseur peut influencer le juge dans le sens d’une plus grande sévérité). Le juge peut prendre parfois en compte le contexte social voire politique tendu qui précède ou dans lequel baigne la survenance de l’agression et qui l’incite par parti pris, à verser dans un certain subjectivisme (dans l’affaire Jacqueline Sauvage, des collectifs féministes se sont approprié l’affaire, des pétitions ont été lancées pour réclamer sa libération ; de l’autre côté des avocats se sont soulevés contre toute tentative de justifier de cet acte par la légitime défense).
59. Il est vrai, dans l’appréciation de la légitime défense, les conditions relatives à l’actualité et à la nécessité de la défense, même si elles font intervenir des paramètres factuels, n’en convoquent pas moins des critères juridiques. Ainsi, l’on on peut facilement déterminer si l’agressé s’est défendu au bon moment, en l’occurrence en cours d’agression ou si la défense est intervenue au moment inopportun, par exemple après coup. Par ailleurs, il ne peut y avoir un grand doute quant à la légitimité ou l’illégalité d’une agression. Il est de jurisprudence constante qu’une arrestation régulière par les forces de l’ordre est bien une agression légitime ou juste (v. Cass. crim., 9 févr. 1972, Bull. crim., n° 54 ; v. également Soyer J.-C., op. cit., p. 121 n° 251).
60. Toutefois, lorsqu’il s’agit de la condition de proportionnalité de la défense à l’agression, sa détermination relève d’une instabilité déconcertante pour ne pas dire d’un hasard. Déjà, la première difficulté a trait à la notion de proportionnalité, dans son appréhension même (elle est comprise comme la « limite qui ne légitime, dans le choix des moyens de défense, que ceux qui sont nécessaires à repousser l’agression », Cornu G., Vocabulaire juridique, op. cit., p. 733). Il peut être tentant de réduire la proportionnalité à l’égalité. Ainsi, l’on peut penser que la proportionnalité exige par exemple l’égalité en nombre ou alors l’égalité d’armes, etc. (il peut y avoir proportionnalité entre deux antagonistes armés différemment, l’un armé de pistolet, l’autre de couteau ; tout dépend de la force physique de chacun d’eux, de leur âge, de l’endroit où ils se trouvent etc. ; v. CA Aix-en-Provence, 26 mai 1995, Juris-Data n° 047612 : une arme à feu contre un tournevis). Or, il n’en est rien ; le juge peut bien retenir l’existence de proportionnalité entre la riposte de deux jeunes femmes armées de gourdins dont elles font usage et l’agression d’un homme à main nue qui tente de pénétrer de force dans leur domicile. Dans un tel cas, bien que les armes soient différentes de même que le nombre de protagonistes dans chaque camp, la proportionnalité n’en est pas moins existante. Si la notion elle-même n’est pas d’appréhension aisée, à plus forte raison son incidence sur une question d’ordre juridique ne va pas sans poser des difficultés. Ces dernières ont pour nom subjectivité, parti pris, arbitraire et s’exposent à tous les juges du fond qui cependant réagissent différemment ; d’où l’impression de désordre qui peut être constaté, certaines décisions admettant l’existence de proportionnalité avec indulgence, d’autres avec rigueur. Cet état de fait trouve son explication dans la trop grande liberté du juge du fond dans l’appréciation de cette condition de la légitime défense. Cette liberté dégénère parfois en arbitraire surtout si l’on sait que le juge du droit, plus particulièrement en ce qui concerne la proportionnalité, a un pouvoir de contrôle limité.
2. En raison d’un pouvoir de contrôle limité du juge du droit
61. Les règles de la procédure pénale sont élaborées de telle sorte que les droits favorables à un procès équitable sont garantis. L’érection du principe de double degré de juridiction qui permet aux juges plus expérimentés de corriger l’action de leurs jeunes homologues répond à cette exigence (sur les voies de recours, v. Bach L., op. cit., p. 122). Afin de renforcer cette protection des justiciables, des juridictions supérieures ont été instituées. Ces dernières ont pour rôle de consolider l’application unifiée de la règle de droit par le contrôle des juges du fond et au besoin par la sanction de leurs décisions jugées non conformes au droit (tel est le cas quand il y a violation de la règle de droit, incompétence, défaut de motifs, défaut de base légale, dénaturation, etc. v. Nd. Fall, Le droit pénal africain à travers le système sénégalais, EDJA, 2003, p. 171). Les juridictions supérieures sont en quelque sorte les sentinelles d’une application exacte des règles juridiques par les juges du fond. Une différence d’interprétation d’une règle juridique, aussi minime soit-elle, peut impacter positivement comme négativement sur le droit substantiel du justiciable. Ainsi, lorsque le législateur français précise que la défense doit être « nécessaire », et celui sénégalais que la défense doit être d’une « nécessité actuelle », le juge peut en déduire que la légitime défense est exclue tant que la fuite était possible. Par contre, un autre juge serait fondé à aller dans le sens contraire dès l’instant que le texte ne fait aucunement de la fuite une alternative à la défense (v. supra, n° 40). Toutefois, il y a de ces situations juridiques sur lesquelles ce contrôle reste inefficace, car limité. Tel est le cas en ce qui concerne la légitime défense de façon générale. Ainsi, le juge du fond est celui à qui il appartient de considérer l’agression comme non actuelle mais putative après avoir constaté tel qu’il résulte des faits, que le supposé agresseur ne se dirigeait vers la prétendue victime que pour lui remettre un objet qu’elle avait malencontreusement fait tomber. Le juge du droit n’intervient que pour vérifier si l’indication légale a bien été appliquée aux faits présentés, en l’occurrence, qu’il y avait des éléments objectifs confirmant la vraisemblance (une agression vraisemblable est celle rendue apparente par des signes extérieurs objectifs ; est donc dans ce cas la personne qui a craint pour sa vie quand des personnes ont encerclé sa voiture dans une impasse et lui donnaient des coups : CA Rouen, 24 mars 1988, Juris-Data, n° 051141).
62. Mais en ce qui concerne la condition de proportionnalité entre l’attaque et la riposte, la marge de manœuvre du juge du droit est plus réduite. Même si nous n’irions pas jusqu’à dire qu’il y a absence de contrôle (même si la juridiction suprême n’apprécie pas les faits, elle est habilitée à contrôler la motivation du juge du fond ; elle peut par conséquent sanctionner ce dernier en cas de motivation insuffisante, contradictoire, hypothétique ; c’est à travers une motivation correcte que le juge du fond met la juridiction en mesure de vérifier si le fait justificatif est caractérisé), ce dernier relativement à l’appréciation des faits de l’espèce, est cependant quasi inexistant (v. supra n° 60).
63. Son intervention reste très limitée après que le juge du fond s’est déjà prononcé sur l’existence de la question de proportionnalité, sous réserve toutefois d’une motivation claire et précise. En l’absence de motivation précise, la cassation est encourue : « la cour d’appel s’était contentée d’énoncer que les blessures faites par le recours à des moyens démesurés excédaient les bornes d’une riposte normale » (v. Pradel J. et Varinard A., Les grands arrêts du droit pénal général, op. cit., p. 292). Le juge du droit peut ainsi censurer une décision du juge du fond qui accorde le bénéfice de la légitime défense à un individu après avoir indiqué que l’agression était actuelle, injuste, la défense nécessaire mais n’a pas répondu à l’argument de l’absence de disproportion avancé par l’accusation (il appartient en principe à l’accusation de démonter l’argument de la légitime défense en soulevant l’absence d’une ou des conditions de son application ; néanmoins, il peut arriver des cas où l’accusation soutient la légitime défense ; par exemple le procureur décide qu’ « il n’y a pas lieu de poursuivre »).
64. Mais son contrôle s’arrête là ; il ne s’étend pas à l’appréciation des faits qui permettent de voir en quoi la proportionnalité est ou non constituée selon le juge du fond. Le pouvoir de ce dernier en ce domaine est souverain, discrétionnaire car sont en cause des questions factuelles. Le juge du fond est le seul qui connaît exactement les faits exposés par les parties et l’accusation, et est par conséquent celui habilité à dire si oui ou non ils sont conformes aux conditions requises. D’ailleurs, dans toutes les décisions des juridictions supérieures et où la proportionnalité est au cœur des débats, le juge du droit s’en remet expressément au juge du fond, plus exactement à son appréciation souveraine. Il précise systématiquement que « les circonstances avaient été souverainement constatées par l'arrêt de la Cour d'appel… » (Cass. crim., 21 nov. 1961, Devaud, précité) ou encore qu’« en l'état de ces seules énonciations procédant de son appréciation souveraine et d'où il résulte que la riposte a été disproportionnée à l'attaque (…) » (Cass. crim., 26 juin 2012, Gaz. Pal. 26-27 octobre 2012, 32, obs. Détraz).
65. Autrement dit, il entend faire comprendre que sa décision se fonde sur les éléments et circonstances de fait tels qu’appréciés par le juge du fond ayant finalement conclu en l’existence ou l’absence de proportionnalité ; ainsi, le juge du fond seul peut conclure en l’inexistence de la condition de proportionnalité après avoir recueilli des témoignages présentés que la victime, de même corpulence que son agresseur, avait usé d’une arme à feu alors que ce dernier était à main nue.
66. Il ne serait par conséquent pas surprenant que la juridiction suprême ne censure pas le juge du fond qui retient la proportionnalité entre l’agression et la défense d’une personne adulte, victime d’agression, qui s’arme d’un gourdin et se rue violemment sur son agresseur, un jeune délinquant non armé qui tentait de le déposséder avec violence de son portefeuille. Cette solution frise, selon nous, l’incongruité (le juge a décidé qu’il y avait disproportion lorsque saisie à la gorge (en l’espèce une femme), la victime a frappé sur la tête de son agresseur un coup de chaussure à talon aiguille : Cass. crim., 6 déc. 1995, n° 95-80.075) mais le juge du fond est maitre de son appréciation (l’appréciation souveraine implique que les juges du fond échappent au contrôle de la juridiction suprême dans la constatation et l’appréciation des faits litigieux, Cornu G., op. cit., p. 882 ; c. Cass. crim., 5 oct. 1976, Bull. n° 276 : « La Cour d’assises a qualité pour apprécier souverainement si le fait justificatif de légitime défense résulte des débats »), sa motivation, en l’espèce, étant exempte de tout grief.
67. Or, la condition de proportionnalité est d’une importance capitale en matière de légitime défense. Elle scelle très souvent le sort de l’agent pénal qui invoque le bénéfice de la légitime défense dans la mesure où, les autres ne posent pas beaucoup de difficultés. La condition de proportionnalité est beaucoup plus source de polémique aussi bien en doctrine qu’en jurisprudence (v. Reins D., article précité).
68. Il est indéniable, au vu de cette situation, que des inconvénients peuvent en résulter notamment des solutions pour le moins contestables.
B. L’existence de décisions contestables
69. Pour les raisons qui viennent d’être précédemment exposées, les conditions de la légitime défense sont souvent malmenées par certains juges du fond à travers leur appréciation. La légitime défense fait partie des questions juridiques en droit pénal qui peinent à faire l’unanimité, son régime étant en proie à des intérêts opposés. Une liberté non efficacement encadrée laisse naturellement la voie ouverte à des décisions divergentes (1) voire à des décisions arbitraires (2).
1. Des solutions divergentes
70. D’une juridiction du fond à une autre, qu’elles soient de même degré ou de degrés différents, les décisions rendues en matière de légitime défense se distinguent par leur diversité, plus exactement leurs divergences.
71. Aucun des aspects de la légitime défense, aussi bien celle simple avec ses différentes conditions que celle présumée, n’échappe à cette distorsion entre juges du fond. Bien que tout à fait compréhensible en raison du mode d’appréciation des conditions d’application (il s’agit d’une appréciation au cas par cas, selon la particularité de chaque espèce), il est à toutefois à déplorer que cette situation conduise à une inégalité de traitement entre des justiciables impliqués dans des affaires similaires mais qui reçoivent des solutions différentes.
72. Quelques exemples peuvent être donnés en appui. D’abord relativement à la condition d’actualité de l’agression : on exige cette condition afin d’apprécier le moment opportun de la défense. Cette dernière doit être simultanée à l’attaque ; une défense concomitante à l’agression n’est pas difficile à déterminer. En principe, le moment de l’intervention de la défense ne doit pas pouvoir diviser les juges du fond, cette condition n’étant pas établie lorsque la défense est préventive ou postérieure à l’agression. Lorsque cette condition fait défaut, la légitime défense ne doit pas être accordée.
73. Pourtant dans deux décisions rendues par des juridictions du fond, une défense dirigée contre un délinquant en fuite avait été différemment traitée, aboutissant ainsi au rejet de la légitime défense dans l’une des affaires et à son acceptation dans l’autre. La Cour d’assises de Moselle, acquittait en 1979 un boulanger qui avait tiré au dos d’un enfant de 13 ans qui avait brisé un de ses volets et s’enfuyait (l’agresseur y avait perdu la vie alors qu’il tentait uniquement de voler). C’est tout le contraire que décide la juridiction d’assises de Nancy en mars 2007 qui condamne à deux ans de prison ferme et deux ans avec sursis un pharmacien qui, le 20 novembre 1998, avait tiré sur des voleurs en fuite et avait tué l’un d’eux (Cour d’assises de Nancy, 2 mars 2007, inédit). Aucune explication ne peut convaincre du bien-fondé de cette contradiction. Cette situation flagrante se passe de tout commentaire. Le strict respect de la loi par le juge aurait conduit à un rejet de la légitime défense dans la première décision : un agresseur en fuite ne représente plus un danger.
74. Ensuite, à défaut d’agression réelle, le juge peut retenir l’agression vraisemblable. Dans cette perspective, il ne peut se fonder sur la simple crainte éprouvée par la victime et qui l’a conduit à imaginer l’agression. Le juge exige que cette crainte d’une agression ait été justifiée par des éléments extérieurs objectivement constatables (v. supra n° 20).
75. La comparaison entre ces deux décisions suivantes est la preuve de cette contradiction entre juges du fond : dans la première, une agression vraisemblable est retenue au profit de deux personnes, l’un un garçon de 17 ans et l’autre une femme, en pleine nuit sur leur terrain, qui avaient cru être attaqués par des silhouettes qui avançaient vers eux. En dépit d’avertissements, les intrus avançaient vers eux ; mais il s’est avéré plus tard que le vent les empêchait d’entendre les mises en garde des propriétaires des lieux (Cass. crim., 18 oct. 1972, Bull. crim., n° 293, p. 763) Dans l’autre espèce, les faits n’étaient pas très différents : à la suite d’un incident entre automobilistes, l’un des antagonistes en voyant l’autre venir vers lui alors que leurs véhicules étaient immobilisés à un feu rouge, avait cru faire l’objet d’une agression. Le juge avait considéré que cette agression, ayant entrainé la riposte, était imaginaire, putative. Par conséquent la condition de la réalité de l’agression faisant défaut, la légitime défense ne pouvait prospérer (CA Poitiers, 8 février 1998, Juris-Data n° 042272).
76. De ce qui ressort des deux décisions, il apparaît que les réactions ont été suscitées par le fait que les supposés agresseurs se dirigeaient vers les victimes qui se sont senties en danger. Ce qui est plus étonnant dans l’espèce où la vraisemblance de l’agression n’a pas été retenue, il venait d’y avoir un antécédent qui aurait pu faire légitimement croire en une attaque, en l’occurrence l’altercation.
77. Enfin la dernière espèce présentée est relative à une affaire très médiatisée car mettant en cause un policier accusé d’homicide involontaire qui se prévalait de la légitime défense (il s’agit de l’affaire Amine Bentounsi, braqueur abattu le 21 avril 2012 par un policier). La juridiction d’assises de première instance et celle de seconde instance ne sont pas parvenues à s’accorder quant au verdict qu’il fallait prononcer à l’endroit du mis en cause.
78. Poursuivant un délinquant en fuite, un policier avait tiré au dos de ce dernier qui lui aurait jeté une bombe lacrymogène, mais qui selon plus de quatre témoignages concordants, n’avait à aucun moment cherché à s’arrêter afin d’affronter l’homme de tenue. Sans chercher à rentrer dans les débats de fond encore moins à tenter de situer la véracité des faits (du début à la fin de cette affaire, on constate une contradiction manifeste entre les nombreux témoignages apportés), il peut tout de même être permis d’affirmer que l’une des juridictions d’assises a forcément tort ; en effet, jugé en première instance, le policier avait bénéficié d’un acquittement en janvier 2016 par la Cour d’assises de Seine-Saint-Denis (cette juridiction avait estimé que la scène telle que décrite justifiait un tir de riposte ; le parquet général avait aussitôt interjeté appel de cette décision ; le 10 mars 2017, la cour d’appel de Paris remettait en cause cette décision d’acquittement en condamnant le policier à 5 ans de prison avec sursis et à 5 ans d’interdiction du port d’arme). Les faits restants les mêmes, de même que les témoignages recueillis dans cette affaire, la contradiction entre ces deux décisions ne s’explique que par le pouvoir d’appréciation libre des juges du fond en matière de légitime défense. Leur conviction peut parfois recevoir également, en dehors de leurs sentiments personnels, l’influence de facteurs externes comme par exemple une opinion publique révoltée, une sensibilisation par des leaders d’opinion etc.
2. Des solutions arbitraires
79. Les décisions concernant la présomption de légitime défense donnent beaucoup lieu à des réactions d’opposition, de contestation car considérées arbitraires. La présomption de légitime défense profite à deux catégories d’agents pénaux : d’une part, le particulier qui se trouve dans les deux hypothèses visées par le législateur (Les cas de présomption de légitime défense retenus sont les mêmes en droit français et sénégalais : comparer article 317 Code pénal sénégalais et article 122-6 du Code pénal français) et d’autre part les forces de l’ordre dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions. En cas de présomption, il appartient à l’accusation de démontrer que l’agent pénal ne se trouvait pas en état de légitime défense (dans la légitime défense simple, c’est l’accusé qui doit prouver qu’il était en danger et s’était trouvé dans la nécessité de riposter ; donc que sa défense était légitime). Le bénéfice de la présomption de légitime défense ne dispense donc nullement l’agent pénal de respecter les conditions établies; la présomption est tout simplement une dispense de preuve. Or, le constat est une propension très grande des juges à accorder plus facilement la légitime défense aux personnes en situation de présomption, et ce plus, lorsque sont mis en cause les forces de l’ordre.
80. Concernant ces derniers, le juge se montre sensible lorsqu’ils sont en situation de présomption de légitime défense. L’appréciation des conditions de la légitime à leur égard parait très indulgente. On remarque dans cette hypothèse des décisions choquantes. Il est vrai que la présomption posée au profit de ces dernières se justifie en raison de la délicatesse de leurs fonctions (le maintien de l’ordre dans un contexte d’augmentation de la criminalité et de la délinquance s’avère particulièrement difficile et risqué). Toutefois, lorsqu’elles se rendent coupables d’excès, la présomption ne devrait pas pouvoir jouer en leur faveur comme un « permis de tuer » (c’est ainsi que se sont exprimés les pourfendeurs de cette réforme consistant à aligner les règles encadrant les policiers sur celles des gendarmes). Malheureusement, c’est ce que les faits révèlent, des délinquants abattus par des policiers et des gendarmes alors qu’ils prenaient la fuite, ou étaient désarmés. Le tir au dos d’un délinquant en fuite peut-il s’expliquer par une défense nécessaire ? Ces cas sont fréquents (des délinquants en fuite ont été abattus, les policiers auteurs des tirs relaxés au bénéfice de la légitime défense : Cass. crim., 16 juill. 1986, D. 1988.390, note Dekeuwer ; Affaire Amine Bentounsi précitée ; affaire Mohamed Diab en 1972, Affaire Henry Furcy en 1980. Au Sénégal, des affaires similaires sont aussi recensées : l’affaire Malick Ba du nom de ce jeune ressortissant de Sangalkam tué par le commandant de la brigade de gendarmerie lors d’une manifestation pré-électorale en 2011 ; l’affaire Mamadou D. Diallo, le détenu tué en 2015 par balle par un garde pénitentiaire qui le poursuivait alors qu’il tentait de s’enfuir ; l’affaire Balla Gaye, l’étudiant décédé le 31 janvier 2001 lors d’une manifestation d’étudiants…) et sont d’ailleurs à l’origine de la grande polémique soulevée lorsque cette présomption applicable à l’origine aux gendarmes a voulu être étendue aux policiers (le syndicat de la magistrature avait adressé une correspondance aux parlementaires afin d’exprimer son désaccord face à cette mesure ; on peut retenir de celle-ci : « les forces de l’ordre se considéreront légitimes à user de leurs armes - et potentiellement de tuer - dans des conditions absolument disproportionnées », Source : www.leparisien.fr, consulté le 3 novembre 2017).
81. À n’en pas douter, ces règles telles que posées légalement ne soulèvent pas de difficultés. Néanmoins leur application par les juges est très délicate en raison de la trop grande liberté dont ils disposent. L’esprit de la légitime défense reste le même pour tous, particuliers ou autorités publiques. La riposte doit être justifiée par une situation de danger, de crainte pour soi ou autrui ; elle doit être nécessaire et mesurée. La présomption ne doit nullement travestir l’objectif, la finalité de la légitime défense.
82. La prise en charge par le juge de l’hypothèse de la rencontre entre une agression physique et une agression contre les biens suscite également l’inquiétude. Dans l’hypothèse de la présomption de légitime défense, c’est l’indulgence du juge qui est dénoncée. Dans celle-ci, la sévérité du juge dans l’appréciation de la légitime défense est pointée du doigt. Lorsqu’une agression physique est commise, une riposte par homicide volontaire peut être excusée, tout dépendant de la gravité de l’attaque : la proportionnalité peut bien être établie. Toutefois, un homicide n’est jamais admis en réponse à une agression contre les biens, cet acte étant jugé démesuré par rapport à l’intérêt menacé. Que se passe-t-il alors en cas de coïncidence entre une agression physique et une agression contre les biens ? Ces situations font légion en jurisprudence. Les nombreuses séries de cambriolages perpétrés en France ces dernières années illustrent ce scénario dans lequel des propriétaires de commerce se défendent d’avoir craint pour leur vie alors qu’initialement, leurs biens étaient visés. Ainsi, face à un cambrioleur déterminé à le déposséder de ses biens, quitte à l’atteindre physiquement, le propriétaire des lieux, en ripostant finit par commettre un homicide sur la personne de son assaillant. La légitime défense ne peut être accordée dès lors que l’on se focalise sur l’agression contre les biens comme étant à l’origine de la riposte ; la loi retient qu’en aucun cas la sauvegarde des biens matériels ne peut se faire au détriment de la vie humaine, serait-elle celle d’un délinquant (article 122-5, alinéa 2, Code pénal français). Or, la prise en compte de l’agression physique légitime l’homicide volontaire sous certaines conditions. Il peut cependant naître une confusion sur la réelle intention de l’agent pénal qui se prévaut de la légitime défense. Il peut avoir usé de son arme à feu, contre l’agresseur qui succombe, par crainte pour sa vie et non pour sauver ses biens. Malheureusement, il n’est pas toujours facile pour lui de prouver cette intention.
83. La tendance jurisprudentielle est, dès qu’il y a mort de l’agresseur, de rejeter la légitime défense en dénonçant le défaut de proportionnalité. En agissant ainsi, ces décisions perdent de vue l’élément déterminant qui a suscité la réaction de l’agent pénal. Ce dernier, faut-il l’avouer, se trouve dans une situation très suspecte et compromettante car il peut être très tentant pour lui de riposter indument alors que bien conscient que l’agresseur n’en voulait qu’à ses biens. Pour convaincre, il peut dénoncer l’usage d’arme par son antagoniste ; mais l’argument peut être anéanti si l’accusation parvient à prouver que ce dernier avait pour intention de s’en servir dans un but d’intimidation et non pour l’agresser physiquement . Pour ces différentes raisons, la sévérité du juge peut être comprise. Mais comment le juge peut-il être convaincu de tous ces éléments? Très souvent, il n’y a pas de certitude sur le déroulement intégral des faits, les témoignages étant susceptibles de diverger.
84. Il n’est pas impossible que l’agent pénal n’ait eu d’autre choix que de tuer son agresseur. Ce dernier en réalité, au départ, peut n’être animé que d’une intention de cambrioler qui finit par dégénérer et se transformer en ferme volonté de s’attaquer physiquement à son hôte en cas de résistance. Cependant, même si l’intention finale de l’agresseur est démontrée, qui est celle de s’attaquer physiquement à l’agent pénal, ce dernier n’en est pas moins tenu au respect des conditions de la légitime défense (le cambrioleur venu dans l’intention de s’emparer des biens, s’il est surpris, peut être tenté de s’attaquer physiquement au maitre des lieux ; cette attaque physique appelle à une légitime défense mais cette dernière doit être mesurée ; ainsi, le fait justificatif ne saurait être retenue si l’agressé tire par arme à feu au moment où l’agressé, armé d’un bâton, se dirigeait vers lui). Ne doit par conséquent pas être justifiée la victime d’un cambriolage lorsqu’elle poursuit son agresseur en fuite ou ayant tout simplement renoncé à son entreprise criminelle (tel était le cas dans l’affaire du bijoutier de Nice précitée ; un auteur dénonce les décisions d’acquittement dans de tels cas : « Pourtant, si le cambrioleur peut représenter un réel danger physique quand il est dans le domicile, ce danger a totalement disparu quand il en sort et plus encore quand il s'en éloigne. D'un point de vue juridique, il ne peut donc pas y avoir légitime défense quand une personne tire sur une autre alors que cette dernière est loin et apparaît de dos. C'est pourquoi les décisions d'acquittement étaient toutes juridiquement aberrantes », Huyette M., article précité).
SÉNÉGAL - La légitime défense : réflexion sur les rigides conditions d’un fait justificatif (2/2)
Afrique - Droits nationaux
21/12/2017
53. Les conditions de la légitime défense de par leur sévérité ne sont pas faciles à observer par l’agent pénal. Pour cette même raison, leur appréciation par le juge n’est pas chose aisée. Mais la particularité dans l’appréciation de ces conditions est la trop grande marge de manœuvre des juges du fond. Parce qu’aucune des conditions de la légitime défense n’a été définie par le législateur, le juge du fond dispose à cet effet d’un pouvoir discrétionnaire (A) qui est à l’origine de solutions contestables (B).
A. L’existence d’un pouvoir discrétionnaire du juge du fond
54. Le pouvoir d’appréciation des conditions de la légitime défense par le juge du fond est très important (ce pouvoir est très considérable dès lors que c’est aux juges de fond que sont présentés les faits ; néanmoins, le juge de droit peut être amené à en connaître si leur confrontation avec les conditions de la légitime défense conduit à une violation de la loi pénale). Toutefois, il est quasiment absolu en ce qui concerne la condition de proportionnalité. La raison est que l’appréciation de cette condition de la légitime défense est une question de fait (la question de fait est définie comme celle « relative à la constatation d’un fait (…) ou assimilée à celle-ci (…) mais non à la qualification du fait ou à la recherche et à l’interprétation de la règle de droit applicable », Cornu G., Vocabulaire juridique, op. cit., p. 400), d’espèce en l’absence d’indication générale (1) ; d’où un pouvoir de contrôle restreint du juge du droit (2).
1. En raison d’une appréciation factuelle par le juge du fond
55. Le Code pénal sénégalais et celui français ont posé les conditions d’existence de la légitime défense. Pour bénéficier par conséquent de ce fait justificatif, il faut la réunion des conditions préétablies. C’est cette exigence que le juge doit vérifier. Mais, il y a un préalable à cette constatation. Le juge doit confronter les faits de l’espèce aux règles juridiques afin de voir si chaque condition exigée est réalisée. Ainsi, tel qu’il résulte du déroulement des faits constitutifs d’agression et de défense, l’existence de chaque condition doit être établie (v. Pradel J. et Varinard A., Les grands arrêts du droit pénal général, Paris, Dalloz, 2007, 6e éd., p. 295, comm. sur Cass. crim., 21 nov. 1961, Devaud, p. 293).
56. Il appartient à celui qui invoque le bénéfice de la légitime défense de prouver cet état par la convocation et la preuve de ses conditions. Du côté opposé, c’est tout le contraire que cherche à établir l’accusation incarnée par le ministère public ; ce dernier doit démontrer donc que les faits tels que présentés ne révèlent pas l’existence d’une agression ou bien que l’agression n’est pas actuelle ou injuste. Au milieu de ces deux arguments, se tient "l’arbitre", le juge qui en définitive doit décider si les conditions de la légitime défense sont réunies. Pour ce faire, il va par exemple partir du fait que la proportionnalité s’entend d’un acte mesuré, à la hauteur de l’attaque et qu’en l’espèce une femme adulte qui s’est défendue en ayant recours à une bombe asphyxiante contre ses deux assaillants, des hommes robustes, est bien dans son droit d’invoquer la légitime défense (comme il peut décider du contraire, la proportionnalité, dans cet exemple, étant en cause. Des décisions incompréhensibles peuvent en résulter : Cass. crim., 21 nov. 1961, D. 1962, p. 226 (coups de bouteille jugés excessifs en réponse à un étranglement) ; CA Paris, 12 oct. 1999, Dr. pén. 2000, obs. Véron (coups de bâton considérés démesurés face à une agression au gaz lacrymogène). Il va ainsi procéder de la sorte pour toutes les conditions de la légitime défense. Concernant l’actualité de la défense, le juge peut la considérer comme défaillante après avoir retenu des témoignages recueillis que l’agresseur avait trouvé refuge dans une petite ruelle avant que la victime ne l’y surprenne avec une arme (v. CA Paris, 13 mai 1983, Juris-Data n° 024637 : le mari de la victime avait poursuivi l’agresseur jusque dans son appartement).
57. Il n’y a pas dans l’appréciation de ce fait justificatif, surtout en ce qui concerne la condition de proportionnalité, des directives qui suggèrent au juge la méthode à suivre. Chaque cas est particulier même si une infraction identique peut en être la cause et même si les réactions sont similaires ; la raison est que les circonstances ayant entouré la situation diffèrent d’un cas à un autre. Aussi, une infraction d’homicide volontaire peut être une réponse à des coups volontaires, des coups involontaires voire une agression contre les biens (toutefois, dans le cas d’une agression contre les biens, l’auteur de la riposte par homicide involontaire ne sera pas exonéré, la condition de proportionnalité étant absente).
58. Le juge du fond a un rôle prépondérant car il n’est tenu par aucun précédent jurisprudentiel (même si les juges de fond peuvent s’inspirer les uns des autres il n’y a pas d’obligation de suivre le précédent jurisprudentiel, si ce n’est par rapport à la juridiction de droit. Et même pour cette juridiction, toutes ses décisions ne sont pas dotées de force obligatoire ; v. Bach L., Droit civil, tome 1, Paris, Sirey, 1998, 13e éd., p. 61 : « L’autorité de fait du précédent ne saurait être niée…on ne saurait l’obliger à juger comme le font habituellement les autres tribunaux. Mais, en fait, lorsqu’un tribunal est saisi d’une question de droit difficile alors qu’il a déjà été rendu sur cette question un jugement dans un sens déterminé, il est naturel qu’il statue dans ce sens ») en matière d’établissement des conditions de la légitime défense. Seuls les faits présentés à son attention et la force d’argumentation juridique qui les accompagne ont le pouvoir d’emporter sa conviction. Il n’est pas exagéré d’affirmer qu’en ce domaine son pouvoir d’appréciation est absolu ; la preuve est qu’il a la possibilité, face à deux situations similaires, de retenir pour l’une l’existence d’une légitime défense et de la rejeter pour l’autre (v. infra n° 71). Des différences minimes peuvent justifier ce traitement inégalitaire, comme par exemple la tombée de la nuit, l’âge de la victime, l’état psychologique de l’agressé, voire celui de l’agresseur (l’état dangereux, comme par exemple de récidive, de l’agresseur peut influencer le juge dans le sens d’une plus grande sévérité). Le juge peut prendre parfois en compte le contexte social voire politique tendu qui précède ou dans lequel baigne la survenance de l’agression et qui l’incite par parti pris, à verser dans un certain subjectivisme (dans l’affaire Jacqueline Sauvage, des collectifs féministes se sont approprié l’affaire, des pétitions ont été lancées pour réclamer sa libération ; de l’autre côté des avocats se sont soulevés contre toute tentative de justifier de cet acte par la légitime défense).
59. Il est vrai, dans l’appréciation de la légitime défense, les conditions relatives à l’actualité et à la nécessité de la défense, même si elles font intervenir des paramètres factuels, n’en convoquent pas moins des critères juridiques. Ainsi, l’on on peut facilement déterminer si l’agressé s’est défendu au bon moment, en l’occurrence en cours d’agression ou si la défense est intervenue au moment inopportun, par exemple après coup. Par ailleurs, il ne peut y avoir un grand doute quant à la légitimité ou l’illégalité d’une agression. Il est de jurisprudence constante qu’une arrestation régulière par les forces de l’ordre est bien une agression légitime ou juste (v. Cass. crim., 9 févr. 1972, Bull. crim., n° 54 ; v. également Soyer J.-C., op. cit., p. 121 n° 251).
60. Toutefois, lorsqu’il s’agit de la condition de proportionnalité de la défense à l’agression, sa détermination relève d’une instabilité déconcertante pour ne pas dire d’un hasard. Déjà, la première difficulté a trait à la notion de proportionnalité, dans son appréhension même (elle est comprise comme la « limite qui ne légitime, dans le choix des moyens de défense, que ceux qui sont nécessaires à repousser l’agression », Cornu G., Vocabulaire juridique, op. cit., p. 733). Il peut être tentant de réduire la proportionnalité à l’égalité. Ainsi, l’on peut penser que la proportionnalité exige par exemple l’égalité en nombre ou alors l’égalité d’armes, etc. (il peut y avoir proportionnalité entre deux antagonistes armés différemment, l’un armé de pistolet, l’autre de couteau ; tout dépend de la force physique de chacun d’eux, de leur âge, de l’endroit où ils se trouvent etc. ; v. CA Aix-en-Provence, 26 mai 1995, Juris-Data n° 047612 : une arme à feu contre un tournevis). Or, il n’en est rien ; le juge peut bien retenir l’existence de proportionnalité entre la riposte de deux jeunes femmes armées de gourdins dont elles font usage et l’agression d’un homme à main nue qui tente de pénétrer de force dans leur domicile. Dans un tel cas, bien que les armes soient différentes de même que le nombre de protagonistes dans chaque camp, la proportionnalité n’en est pas moins existante. Si la notion elle-même n’est pas d’appréhension aisée, à plus forte raison son incidence sur une question d’ordre juridique ne va pas sans poser des difficultés. Ces dernières ont pour nom subjectivité, parti pris, arbitraire et s’exposent à tous les juges du fond qui cependant réagissent différemment ; d’où l’impression de désordre qui peut être constaté, certaines décisions admettant l’existence de proportionnalité avec indulgence, d’autres avec rigueur. Cet état de fait trouve son explication dans la trop grande liberté du juge du fond dans l’appréciation de cette condition de la légitime défense. Cette liberté dégénère parfois en arbitraire surtout si l’on sait que le juge du droit, plus particulièrement en ce qui concerne la proportionnalité, a un pouvoir de contrôle limité.
2. En raison d’un pouvoir de contrôle limité du juge du droit
61. Les règles de la procédure pénale sont élaborées de telle sorte que les droits favorables à un procès équitable sont garantis. L’érection du principe de double degré de juridiction qui permet aux juges plus expérimentés de corriger l’action de leurs jeunes homologues répond à cette exigence (sur les voies de recours, v. Bach L., op. cit., p. 122). Afin de renforcer cette protection des justiciables, des juridictions supérieures ont été instituées. Ces dernières ont pour rôle de consolider l’application unifiée de la règle de droit par le contrôle des juges du fond et au besoin par la sanction de leurs décisions jugées non conformes au droit (tel est le cas quand il y a violation de la règle de droit, incompétence, défaut de motifs, défaut de base légale, dénaturation, etc. v. Nd. Fall, Le droit pénal africain à travers le système sénégalais, EDJA, 2003, p. 171). Les juridictions supérieures sont en quelque sorte les sentinelles d’une application exacte des règles juridiques par les juges du fond. Une différence d’interprétation d’une règle juridique, aussi minime soit-elle, peut impacter positivement comme négativement sur le droit substantiel du justiciable. Ainsi, lorsque le législateur français précise que la défense doit être « nécessaire », et celui sénégalais que la défense doit être d’une « nécessité actuelle », le juge peut en déduire que la légitime défense est exclue tant que la fuite était possible. Par contre, un autre juge serait fondé à aller dans le sens contraire dès l’instant que le texte ne fait aucunement de la fuite une alternative à la défense (v. supra, n° 40). Toutefois, il y a de ces situations juridiques sur lesquelles ce contrôle reste inefficace, car limité. Tel est le cas en ce qui concerne la légitime défense de façon générale. Ainsi, le juge du fond est celui à qui il appartient de considérer l’agression comme non actuelle mais putative après avoir constaté tel qu’il résulte des faits, que le supposé agresseur ne se dirigeait vers la prétendue victime que pour lui remettre un objet qu’elle avait malencontreusement fait tomber. Le juge du droit n’intervient que pour vérifier si l’indication légale a bien été appliquée aux faits présentés, en l’occurrence, qu’il y avait des éléments objectifs confirmant la vraisemblance (une agression vraisemblable est celle rendue apparente par des signes extérieurs objectifs ; est donc dans ce cas la personne qui a craint pour sa vie quand des personnes ont encerclé sa voiture dans une impasse et lui donnaient des coups : CA Rouen, 24 mars 1988, Juris-Data, n° 051141).
62. Mais en ce qui concerne la condition de proportionnalité entre l’attaque et la riposte, la marge de manœuvre du juge du droit est plus réduite. Même si nous n’irions pas jusqu’à dire qu’il y a absence de contrôle (même si la juridiction suprême n’apprécie pas les faits, elle est habilitée à contrôler la motivation du juge du fond ; elle peut par conséquent sanctionner ce dernier en cas de motivation insuffisante, contradictoire, hypothétique ; c’est à travers une motivation correcte que le juge du fond met la juridiction en mesure de vérifier si le fait justificatif est caractérisé), ce dernier relativement à l’appréciation des faits de l’espèce, est cependant quasi inexistant (v. supra n° 60).
63. Son intervention reste très limitée après que le juge du fond s’est déjà prononcé sur l’existence de la question de proportionnalité, sous réserve toutefois d’une motivation claire et précise. En l’absence de motivation précise, la cassation est encourue : « la cour d’appel s’était contentée d’énoncer que les blessures faites par le recours à des moyens démesurés excédaient les bornes d’une riposte normale » (v. Pradel J. et Varinard A., Les grands arrêts du droit pénal général, op. cit., p. 292). Le juge du droit peut ainsi censurer une décision du juge du fond qui accorde le bénéfice de la légitime défense à un individu après avoir indiqué que l’agression était actuelle, injuste, la défense nécessaire mais n’a pas répondu à l’argument de l’absence de disproportion avancé par l’accusation (il appartient en principe à l’accusation de démonter l’argument de la légitime défense en soulevant l’absence d’une ou des conditions de son application ; néanmoins, il peut arriver des cas où l’accusation soutient la légitime défense ; par exemple le procureur décide qu’ « il n’y a pas lieu de poursuivre »).
64. Mais son contrôle s’arrête là ; il ne s’étend pas à l’appréciation des faits qui permettent de voir en quoi la proportionnalité est ou non constituée selon le juge du fond. Le pouvoir de ce dernier en ce domaine est souverain, discrétionnaire car sont en cause des questions factuelles. Le juge du fond est le seul qui connaît exactement les faits exposés par les parties et l’accusation, et est par conséquent celui habilité à dire si oui ou non ils sont conformes aux conditions requises. D’ailleurs, dans toutes les décisions des juridictions supérieures et où la proportionnalité est au cœur des débats, le juge du droit s’en remet expressément au juge du fond, plus exactement à son appréciation souveraine. Il précise systématiquement que « les circonstances avaient été souverainement constatées par l'arrêt de la Cour d'appel… » (Cass. crim., 21 nov. 1961, Devaud, précité) ou encore qu’« en l'état de ces seules énonciations procédant de son appréciation souveraine et d'où il résulte que la riposte a été disproportionnée à l'attaque (…) » (Cass. crim., 26 juin 2012, Gaz. Pal. 26-27 octobre 2012, 32, obs. Détraz).
65. Autrement dit, il entend faire comprendre que sa décision se fonde sur les éléments et circonstances de fait tels qu’appréciés par le juge du fond ayant finalement conclu en l’existence ou l’absence de proportionnalité ; ainsi, le juge du fond seul peut conclure en l’inexistence de la condition de proportionnalité après avoir recueilli des témoignages présentés que la victime, de même corpulence que son agresseur, avait usé d’une arme à feu alors que ce dernier était à main nue.
66. Il ne serait par conséquent pas surprenant que la juridiction suprême ne censure pas le juge du fond qui retient la proportionnalité entre l’agression et la défense d’une personne adulte, victime d’agression, qui s’arme d’un gourdin et se rue violemment sur son agresseur, un jeune délinquant non armé qui tentait de le déposséder avec violence de son portefeuille. Cette solution frise, selon nous, l’incongruité (le juge a décidé qu’il y avait disproportion lorsque saisie à la gorge (en l’espèce une femme), la victime a frappé sur la tête de son agresseur un coup de chaussure à talon aiguille : Cass. crim., 6 déc. 1995, n° 95-80.075) mais le juge du fond est maitre de son appréciation (l’appréciation souveraine implique que les juges du fond échappent au contrôle de la juridiction suprême dans la constatation et l’appréciation des faits litigieux, Cornu G., op. cit., p. 882 ; c. Cass. crim., 5 oct. 1976, Bull. n° 276 : « La Cour d’assises a qualité pour apprécier souverainement si le fait justificatif de légitime défense résulte des débats »), sa motivation, en l’espèce, étant exempte de tout grief.
67. Or, la condition de proportionnalité est d’une importance capitale en matière de légitime défense. Elle scelle très souvent le sort de l’agent pénal qui invoque le bénéfice de la légitime défense dans la mesure où, les autres ne posent pas beaucoup de difficultés. La condition de proportionnalité est beaucoup plus source de polémique aussi bien en doctrine qu’en jurisprudence (v. Reins D., article précité).
68. Il est indéniable, au vu de cette situation, que des inconvénients peuvent en résulter notamment des solutions pour le moins contestables.
B. L’existence de décisions contestables
69. Pour les raisons qui viennent d’être précédemment exposées, les conditions de la légitime défense sont souvent malmenées par certains juges du fond à travers leur appréciation. La légitime défense fait partie des questions juridiques en droit pénal qui peinent à faire l’unanimité, son régime étant en proie à des intérêts opposés. Une liberté non efficacement encadrée laisse naturellement la voie ouverte à des décisions divergentes (1) voire à des décisions arbitraires (2).
1. Des solutions divergentes
70. D’une juridiction du fond à une autre, qu’elles soient de même degré ou de degrés différents, les décisions rendues en matière de légitime défense se distinguent par leur diversité, plus exactement leurs divergences.
71. Aucun des aspects de la légitime défense, aussi bien celle simple avec ses différentes conditions que celle présumée, n’échappe à cette distorsion entre juges du fond. Bien que tout à fait compréhensible en raison du mode d’appréciation des conditions d’application (il s’agit d’une appréciation au cas par cas, selon la particularité de chaque espèce), il est à toutefois à déplorer que cette situation conduise à une inégalité de traitement entre des justiciables impliqués dans des affaires similaires mais qui reçoivent des solutions différentes.
72. Quelques exemples peuvent être donnés en appui. D’abord relativement à la condition d’actualité de l’agression : on exige cette condition afin d’apprécier le moment opportun de la défense. Cette dernière doit être simultanée à l’attaque ; une défense concomitante à l’agression n’est pas difficile à déterminer. En principe, le moment de l’intervention de la défense ne doit pas pouvoir diviser les juges du fond, cette condition n’étant pas établie lorsque la défense est préventive ou postérieure à l’agression. Lorsque cette condition fait défaut, la légitime défense ne doit pas être accordée.
73. Pourtant dans deux décisions rendues par des juridictions du fond, une défense dirigée contre un délinquant en fuite avait été différemment traitée, aboutissant ainsi au rejet de la légitime défense dans l’une des affaires et à son acceptation dans l’autre. La Cour d’assises de Moselle, acquittait en 1979 un boulanger qui avait tiré au dos d’un enfant de 13 ans qui avait brisé un de ses volets et s’enfuyait (l’agresseur y avait perdu la vie alors qu’il tentait uniquement de voler). C’est tout le contraire que décide la juridiction d’assises de Nancy en mars 2007 qui condamne à deux ans de prison ferme et deux ans avec sursis un pharmacien qui, le 20 novembre 1998, avait tiré sur des voleurs en fuite et avait tué l’un d’eux (Cour d’assises de Nancy, 2 mars 2007, inédit). Aucune explication ne peut convaincre du bien-fondé de cette contradiction. Cette situation flagrante se passe de tout commentaire. Le strict respect de la loi par le juge aurait conduit à un rejet de la légitime défense dans la première décision : un agresseur en fuite ne représente plus un danger.
74. Ensuite, à défaut d’agression réelle, le juge peut retenir l’agression vraisemblable. Dans cette perspective, il ne peut se fonder sur la simple crainte éprouvée par la victime et qui l’a conduit à imaginer l’agression. Le juge exige que cette crainte d’une agression ait été justifiée par des éléments extérieurs objectivement constatables (v. supra n° 20).
75. La comparaison entre ces deux décisions suivantes est la preuve de cette contradiction entre juges du fond : dans la première, une agression vraisemblable est retenue au profit de deux personnes, l’un un garçon de 17 ans et l’autre une femme, en pleine nuit sur leur terrain, qui avaient cru être attaqués par des silhouettes qui avançaient vers eux. En dépit d’avertissements, les intrus avançaient vers eux ; mais il s’est avéré plus tard que le vent les empêchait d’entendre les mises en garde des propriétaires des lieux (Cass. crim., 18 oct. 1972, Bull. crim., n° 293, p. 763) Dans l’autre espèce, les faits n’étaient pas très différents : à la suite d’un incident entre automobilistes, l’un des antagonistes en voyant l’autre venir vers lui alors que leurs véhicules étaient immobilisés à un feu rouge, avait cru faire l’objet d’une agression. Le juge avait considéré que cette agression, ayant entrainé la riposte, était imaginaire, putative. Par conséquent la condition de la réalité de l’agression faisant défaut, la légitime défense ne pouvait prospérer (CA Poitiers, 8 février 1998, Juris-Data n° 042272).
76. De ce qui ressort des deux décisions, il apparaît que les réactions ont été suscitées par le fait que les supposés agresseurs se dirigeaient vers les victimes qui se sont senties en danger. Ce qui est plus étonnant dans l’espèce où la vraisemblance de l’agression n’a pas été retenue, il venait d’y avoir un antécédent qui aurait pu faire légitimement croire en une attaque, en l’occurrence l’altercation.
77. Enfin la dernière espèce présentée est relative à une affaire très médiatisée car mettant en cause un policier accusé d’homicide involontaire qui se prévalait de la légitime défense (il s’agit de l’affaire Amine Bentounsi, braqueur abattu le 21 avril 2012 par un policier). La juridiction d’assises de première instance et celle de seconde instance ne sont pas parvenues à s’accorder quant au verdict qu’il fallait prononcer à l’endroit du mis en cause.
78. Poursuivant un délinquant en fuite, un policier avait tiré au dos de ce dernier qui lui aurait jeté une bombe lacrymogène, mais qui selon plus de quatre témoignages concordants, n’avait à aucun moment cherché à s’arrêter afin d’affronter l’homme de tenue. Sans chercher à rentrer dans les débats de fond encore moins à tenter de situer la véracité des faits (du début à la fin de cette affaire, on constate une contradiction manifeste entre les nombreux témoignages apportés), il peut tout de même être permis d’affirmer que l’une des juridictions d’assises a forcément tort ; en effet, jugé en première instance, le policier avait bénéficié d’un acquittement en janvier 2016 par la Cour d’assises de Seine-Saint-Denis (cette juridiction avait estimé que la scène telle que décrite justifiait un tir de riposte ; le parquet général avait aussitôt interjeté appel de cette décision ; le 10 mars 2017, la cour d’appel de Paris remettait en cause cette décision d’acquittement en condamnant le policier à 5 ans de prison avec sursis et à 5 ans d’interdiction du port d’arme). Les faits restants les mêmes, de même que les témoignages recueillis dans cette affaire, la contradiction entre ces deux décisions ne s’explique que par le pouvoir d’appréciation libre des juges du fond en matière de légitime défense. Leur conviction peut parfois recevoir également, en dehors de leurs sentiments personnels, l’influence de facteurs externes comme par exemple une opinion publique révoltée, une sensibilisation par des leaders d’opinion etc.
2. Des solutions arbitraires
79. Les décisions concernant la présomption de légitime défense donnent beaucoup lieu à des réactions d’opposition, de contestation car considérées arbitraires. La présomption de légitime défense profite à deux catégories d’agents pénaux : d’une part, le particulier qui se trouve dans les deux hypothèses visées par le législateur (Les cas de présomption de légitime défense retenus sont les mêmes en droit français et sénégalais : comparer article 317 Code pénal sénégalais et article 122-6 du Code pénal français) et d’autre part les forces de l’ordre dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions. En cas de présomption, il appartient à l’accusation de démontrer que l’agent pénal ne se trouvait pas en état de légitime défense (dans la légitime défense simple, c’est l’accusé qui doit prouver qu’il était en danger et s’était trouvé dans la nécessité de riposter ; donc que sa défense était légitime). Le bénéfice de la présomption de légitime défense ne dispense donc nullement l’agent pénal de respecter les conditions établies; la présomption est tout simplement une dispense de preuve. Or, le constat est une propension très grande des juges à accorder plus facilement la légitime défense aux personnes en situation de présomption, et ce plus, lorsque sont mis en cause les forces de l’ordre.
80. Concernant ces derniers, le juge se montre sensible lorsqu’ils sont en situation de présomption de légitime défense. L’appréciation des conditions de la légitime à leur égard parait très indulgente. On remarque dans cette hypothèse des décisions choquantes. Il est vrai que la présomption posée au profit de ces dernières se justifie en raison de la délicatesse de leurs fonctions (le maintien de l’ordre dans un contexte d’augmentation de la criminalité et de la délinquance s’avère particulièrement difficile et risqué). Toutefois, lorsqu’elles se rendent coupables d’excès, la présomption ne devrait pas pouvoir jouer en leur faveur comme un « permis de tuer » (c’est ainsi que se sont exprimés les pourfendeurs de cette réforme consistant à aligner les règles encadrant les policiers sur celles des gendarmes). Malheureusement, c’est ce que les faits révèlent, des délinquants abattus par des policiers et des gendarmes alors qu’ils prenaient la fuite, ou étaient désarmés. Le tir au dos d’un délinquant en fuite peut-il s’expliquer par une défense nécessaire ? Ces cas sont fréquents (des délinquants en fuite ont été abattus, les policiers auteurs des tirs relaxés au bénéfice de la légitime défense : Cass. crim., 16 juill. 1986, D. 1988.390, note Dekeuwer ; Affaire Amine Bentounsi précitée ; affaire Mohamed Diab en 1972, Affaire Henry Furcy en 1980. Au Sénégal, des affaires similaires sont aussi recensées : l’affaire Malick Ba du nom de ce jeune ressortissant de Sangalkam tué par le commandant de la brigade de gendarmerie lors d’une manifestation pré-électorale en 2011 ; l’affaire Mamadou D. Diallo, le détenu tué en 2015 par balle par un garde pénitentiaire qui le poursuivait alors qu’il tentait de s’enfuir ; l’affaire Balla Gaye, l’étudiant décédé le 31 janvier 2001 lors d’une manifestation d’étudiants…) et sont d’ailleurs à l’origine de la grande polémique soulevée lorsque cette présomption applicable à l’origine aux gendarmes a voulu être étendue aux policiers (le syndicat de la magistrature avait adressé une correspondance aux parlementaires afin d’exprimer son désaccord face à cette mesure ; on peut retenir de celle-ci : « les forces de l’ordre se considéreront légitimes à user de leurs armes - et potentiellement de tuer - dans des conditions absolument disproportionnées », Source : www.leparisien.fr, consulté le 3 novembre 2017).
81. À n’en pas douter, ces règles telles que posées légalement ne soulèvent pas de difficultés. Néanmoins leur application par les juges est très délicate en raison de la trop grande liberté dont ils disposent. L’esprit de la légitime défense reste le même pour tous, particuliers ou autorités publiques. La riposte doit être justifiée par une situation de danger, de crainte pour soi ou autrui ; elle doit être nécessaire et mesurée. La présomption ne doit nullement travestir l’objectif, la finalité de la légitime défense.
82. La prise en charge par le juge de l’hypothèse de la rencontre entre une agression physique et une agression contre les biens suscite également l’inquiétude. Dans l’hypothèse de la présomption de légitime défense, c’est l’indulgence du juge qui est dénoncée. Dans celle-ci, la sévérité du juge dans l’appréciation de la légitime défense est pointée du doigt. Lorsqu’une agression physique est commise, une riposte par homicide volontaire peut être excusée, tout dépendant de la gravité de l’attaque : la proportionnalité peut bien être établie. Toutefois, un homicide n’est jamais admis en réponse à une agression contre les biens, cet acte étant jugé démesuré par rapport à l’intérêt menacé. Que se passe-t-il alors en cas de coïncidence entre une agression physique et une agression contre les biens ? Ces situations font légion en jurisprudence. Les nombreuses séries de cambriolages perpétrés en France ces dernières années illustrent ce scénario dans lequel des propriétaires de commerce se défendent d’avoir craint pour leur vie alors qu’initialement, leurs biens étaient visés. Ainsi, face à un cambrioleur déterminé à le déposséder de ses biens, quitte à l’atteindre physiquement, le propriétaire des lieux, en ripostant finit par commettre un homicide sur la personne de son assaillant. La légitime défense ne peut être accordée dès lors que l’on se focalise sur l’agression contre les biens comme étant à l’origine de la riposte ; la loi retient qu’en aucun cas la sauvegarde des biens matériels ne peut se faire au détriment de la vie humaine, serait-elle celle d’un délinquant (article 122-5, alinéa 2, Code pénal français). Or, la prise en compte de l’agression physique légitime l’homicide volontaire sous certaines conditions. Il peut cependant naître une confusion sur la réelle intention de l’agent pénal qui se prévaut de la légitime défense. Il peut avoir usé de son arme à feu, contre l’agresseur qui succombe, par crainte pour sa vie et non pour sauver ses biens. Malheureusement, il n’est pas toujours facile pour lui de prouver cette intention.
83. La tendance jurisprudentielle est, dès qu’il y a mort de l’agresseur, de rejeter la légitime défense en dénonçant le défaut de proportionnalité. En agissant ainsi, ces décisions perdent de vue l’élément déterminant qui a suscité la réaction de l’agent pénal. Ce dernier, faut-il l’avouer, se trouve dans une situation très suspecte et compromettante car il peut être très tentant pour lui de riposter indument alors que bien conscient que l’agresseur n’en voulait qu’à ses biens. Pour convaincre, il peut dénoncer l’usage d’arme par son antagoniste ; mais l’argument peut être anéanti si l’accusation parvient à prouver que ce dernier avait pour intention de s’en servir dans un but d’intimidation et non pour l’agresser physiquement . Pour ces différentes raisons, la sévérité du juge peut être comprise. Mais comment le juge peut-il être convaincu de tous ces éléments? Très souvent, il n’y a pas de certitude sur le déroulement intégral des faits, les témoignages étant susceptibles de diverger.
84. Il n’est pas impossible que l’agent pénal n’ait eu d’autre choix que de tuer son agresseur. Ce dernier en réalité, au départ, peut n’être animé que d’une intention de cambrioler qui finit par dégénérer et se transformer en ferme volonté de s’attaquer physiquement à son hôte en cas de résistance. Cependant, même si l’intention finale de l’agresseur est démontrée, qui est celle de s’attaquer physiquement à l’agent pénal, ce dernier n’en est pas moins tenu au respect des conditions de la légitime défense (le cambrioleur venu dans l’intention de s’emparer des biens, s’il est surpris, peut être tenté de s’attaquer physiquement au maitre des lieux ; cette attaque physique appelle à une légitime défense mais cette dernière doit être mesurée ; ainsi, le fait justificatif ne saurait être retenue si l’agressé tire par arme à feu au moment où l’agressé, armé d’un bâton, se dirigeait vers lui). Ne doit par conséquent pas être justifiée la victime d’un cambriolage lorsqu’elle poursuit son agresseur en fuite ou ayant tout simplement renoncé à son entreprise criminelle (tel était le cas dans l’affaire du bijoutier de Nice précitée ; un auteur dénonce les décisions d’acquittement dans de tels cas : « Pourtant, si le cambrioleur peut représenter un réel danger physique quand il est dans le domicile, ce danger a totalement disparu quand il en sort et plus encore quand il s'en éloigne. D'un point de vue juridique, il ne peut donc pas y avoir légitime défense quand une personne tire sur une autre alors que cette dernière est loin et apparaît de dos. C'est pourquoi les décisions d'acquittement étaient toutes juridiquement aberrantes », Huyette M., article précité).
Source : Actualités du droit