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Prêt de main d’œuvre : la définition du but non lucratif est obsolète !

Social - Formation, emploi et restructurations
02/03/2017
Florian Carriere, avocat, et Benjamin Desaint, avocat associé au cabinet Fromont Briens, estiment qu'il devient nécessaire de réformer le dispositif de prêt de main d’œuvre à but non lucratif.

La Loi Cherpion du 28 juillet 2011 a conféré aux opérations de prêt de main d’œuvre à but non-lucratif un cadre juridique précis. L’ambition première du législateur était d’ancrer dans le Code du travail une définition du but non lucratif à rebours de celle retenue par la Cour de cassation.

En effet, la chambre sociale considérait que le but lucratif ne devait pas nécessairement s’apprécier du côté de l’entreprise prêteuse, mais affirmait qu’il pouvait également résulter d’un accroissement de flexibilité dans la gestion du personnel et de l’économie de charges procurée à l’entreprise utilisatrice[1].

En réaction, le législateur a édicté le principe selon lequel une opération de prêt de main d’œuvre est nécessairement à but non lucratif dès lors que « l’entreprise prêteuse ne facture à l’entreprise utilisatrice, pendant la mise à disposition, que les salaires versés au salarié, les charges sociales afférentes et les frais professionnels remboursés à l’intéressé au titre de la mise à disposition ».
Si l’objectif initial était louable, cette définition du but non lucratif s’est rapidement avérée trop simpliste pour résister aux affres de la pratique.
Par exemple, l’entreprise prêteuse peut-elle décider de ne pas refacturer la totalité du salaire et des charges sociales du travailleur mis à disposition ? A l’inverse, peut-on refacturer des frais de gestion ? Enfin, la refacturation est-elle assujettie à la TVA ?

La sous-facturation

L’article L.8241-1 du Code du travail s’oppose à une refacturation partielle des salaires, charges sociales et frais professionnel du salarié[2]. Pourtant, la sous-facturation est une pratique usuelle, historiquement dans le cadre des prêts intra-groupe, mais aussi de plus en plus via des start-ups particulièrement friandes des mises à disposition de salariés à titre gratuit (ou presque).

Pour l’heure, la jurisprudence est inexistante sur la question, ce qui s’explique certainement par le fait que le salarié n’est pas lésé puisqu’il bénéficie du maintien de sa rémunération durant sa mise à disposition. De fait, le salarié est un tiers à la convention de mise à disposition signée entre les entreprises prêteuse et utilisatrice qui règle la question de la refacturation.

À y regarder de plus près, pour l’entreprise prêteuse le vrai risque en cas de sous-facturation n’est donc pas prud’homal mais relève du droit fiscal. En effet, une sous-facturation du coût d’un salarié prêté, implique pour l’entreprise prêteuse de consentir un avantage injustifié à un tiers
Or, en partant du postulat qu’une entreprise a pour objet la réalisation de bénéfices, le Conseil d’État prohibe de manière constante les décisions qui vont à l’encontre de ce but[3], soit parce que l’entreprise réalise une dépense non-conforme à l’intérêt de son exploitation, soit parce qu’elle renonce anormalement à une recette.
En cas de contentieux avec l’administration fiscale, le risque est double, d’une part, la réintégration de la dépense anormale dans le bénéfice imposable de l’entreprise[4] et d’autre part, l’intégration dans le résultat imposable de l’entreprise de ce manque à gagner anormal[5].
Reste qu’en pratique les exemples de redressement fiscal sur des mises à disposition de salariés ne sont pas légion et que le risque financier peut-être évalué en amont.

La facturation des frais de gestion

Serpent de mer de la mise à disposition, la question de la refacturation de frais de gestion est la grande absente de la Loi Cherpion. Pourtant, en imposant la réalisation d’une opération à prix coutant, la logique aurait commandé que l’entreprise prêteuse soit autorisée, voire même incitée, à refacturer à l’entreprise utilisatrice l’ensemble des coûts directs et indirects attachés à l’embauche du salarié (gestion de la paie, service RH, visite médicale etc).

Il serait étrange de considérer qu’une refacturation des frais de gestion entrainerait mécaniquement l’existence d’un but lucratif à l’opération, alors même qu’elle ne permet pas de dégager un bénéfice, mais uniquement à l’entreprise prêteuse de s’assurer de ne pas perdre d’argent sur le prêt de main d’œuvre.
D’ailleurs, en pratique la Jurisprudence s’est accommodée d’une légère refacturation des frais de gestion (par exemple sur la base de 1% de la rémunération du salarié[6]).

Récemment, la Cour d’Appel de Bordeaux[7] a même procédé à un retour à la Jurisprudence John Deere du 18 mai 2011 en considérant que « la mise à disposition de salariés entre sociétés du même groupe, qui permet à l'utilisateur d'économiser des frais de gestion du personnel est un prêt de main d’œuvre à but lucratif, le caractère lucratif de l'opération résultant de l'accroissement de la flexibilité dans la gestion du personnel et dans l'économie de charges procurées à l'entreprise utilisatrice. »

Autrement dit, les Juges du fond ont considéré ici que la refacturation des frais de gestion ne serait pas simplement possible, mais aussi et surtout obligatoire.
Enfin, l’Administration fiscale autorise une refacturation des frais de gestion « modérés et justifiés » à l’entreprise utilisatrice et considère que ces frais constituent pour l’entreprise prêteuse des produits imposables et corrélativement des charges déductibles du résultat de l’entreprise utilisatrice[8].

L’assujettissement à la TVA

L’administration fiscale considère que la TVA est applicable aux opérations effectuées même à prix coutant[9]. En conséquence, les opérations de mise à disposition de salariés sont, par principe, assujetties à la TVA.
Des exceptions existent, toutefois depuis le 1er janvier 2016 la doctrine administrative s’est considérablement endurcie sous les coups de boutoirs de la Commission européenne[10] en supprimant notamment l’exonération de TVA pour les mises à disposition de personnel consenties à la suite d’une restructuration d’entreprise et dans le but de préserver le statut social des salariés concernés.

Interrogé récemment par un sénateur sur cette question, le ministère des Finances a répondu qu’en dépit de cette modification les mises à disposition de salariés « peuvent continuer à ne pas être soumises à la taxe, soit qu’elles n’entrent pas dans le champ d’application de la TVA, soit qu’elles sont exonérées de cette taxe en tant qu’opération étroitement liée à la fourniture de prestation elle-même exonérée de TVA. Cela étant, l’administration fiscale ne pourra se prononcer plus précisément sur le statut d’éventuelles mises à disposition au regard de la TVA qu’après avoir été en mesure de procéder à un examen complet des situations particulières qui viendraient à lui être soumises. »
Une appréciation au cas par cas devra donc être effectuée avant d’exclure l’application de la TVA.

En résumé, la définition du but non lucratif édictée par le législateur en 2011 est aujourd’hui surannée. La règle dogmatique d’une refacturation stricte des seuls salaires, charges sociales et frais professionnel est un frein considérable au développement du prêt de main d’œuvre, qui ne satisfait ni l’entreprise utilisatrice, ni l’entreprise prêteuse.
Néanmoins, le risque en cas de sous-facturation ou de facturation de frais de gestion est limité, ce qui crée d’autant plus un décalage entre la théorie et la pratique.
Une réforme du prêt de main d’œuvre, a minima sur cette question sensible et fondamentale de la refacturation, est donc vivement attendue.
 
 
[1] Cass. Soc 18 mai 2011, n°09-69.175.
[2] Sauf naturellement si la mise à disposition est elle-même réalisée à temps partiel.
[3] V.not CE 27 février 2015, n°361073 et CE 23 janvier 2015, n°369214.
[4] CE 28 octobre 1985, n°39065.
[5] CE 25 juillet 1980, n°15073.
[6] Cour d’appel de Paris, 22 janvier 2015 Pôle 6 Chambre 5 n°12/09177.
[7] Cour d’appel de BORDEAUX, Ch. Soc Sec B 23 février 2017, n°15/05202.
 
[10] En synthèse, la Commission européenne estimait que  les tolérances fiscales de l’Administration française en matière de prêt de main d’œuvre étaient non conformes à la directive 2006/112/CE relative au système commun de TVA au sein de l’Union Européenne.
Source : Actualités du droit